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Suicides : à la recherche du sens perdu

Isolement social, économie… ces facteurs, souvent évoqués pour expliquer la surmortalité des agriculteurs par suicide, sont nuancés par les spécialistes de sciences humaines qui font émerger de nouvelles hypothèses tel le «rapport au métier». Analyse.

Agriculteur est l’un des métiers où l’on se suicide le plus, et pas seulement en France.
Agriculteur est l’un des métiers où l’on se suicide le plus, et pas seulement en France.
© Téo_Lannié_ccmsa_service_images

Entre 2007 et 2009, un agriculteur se suicidait tous les deux jours en France, selon une étude épidémiologique de Santé publique France publiée en 2013. D’autres résultats, publiés en 2017, ont confirmé cette tendance pour les années 2010 et 2011. Des chiffres qui restent inférieurs au taux de suicides des chômeurs - trois fois plus élevé par rapport aux personnes en activité professionnelle - mais qui dépassent largement ceux des autres catégories socio-professionnelles.

«La comparaison de la mortalité par suicide des agriculteurs exploitants à celle des hommes du même âge dans la population française montre un excès de suicides de 29 % en 2008, de 22 % en 2009 et de 20 % en 2010», résume cette étude (Santé publique France). Par ailleurs, elle souligne que «pour les hommes exploitants en activité entre 2007 et 2011, le risque de décès par suicide était plus élevé parmi ceux ayant un âge compris entre 45 et 54 ans ou travaillant dans leur exploitation à titre individuel». L’étude soulève aussi des régions plus fortement touchées par les suicides durant cette période de 2007 à 2011 : parmi elles, Auvergne-Rhône-Alpes, Bourgogne-Franche Comté, Bretagne mais aussi les Hauts-de-France.

Plus question donc de le nier : agriculteur est l’un des métiers où l’on se suicide le plus, et pas seulement en France. Le phénomène touche, entre autres, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie, le Canada et la Corée du Sud. Aux Etats-Unis, un rapport du Centre de contrôle et de prévention des maladies du Département de la santé et des services sociaux, paru le 1er juillet 2016, dresse un constat alarmiste. Réalisée en 2012 dans dix-sept Etats américains, l’étude recense le plus fort taux de suicides, parmi l’ensemble des professions, chez les fermiers, les pêcheurs et les travailleurs forestiers : 84,5 suicides pour 100 000 personnes tout sexe confondu et 90,5 pour 100 000 hommes.

Au-delà des facteurs «classiques» du suicide

Dureté du métier, violence économique, endettement, difficultés d’organisation, stress, isolement social, accès à des moyens plus radicaux comme les outils, les armes ou les pesticides… De nombreux facteurs sont classiquement avancés pour expliquer ce phénomène. Parmi eux, celui de l’isolement géographique est nuancé par les travaux du psychologue clinicien Philippe Spoljar (Université de Picardie Jules-Verne à Amiens). «Les agriculteurs travaillent beaucoup en réseau, même lorsqu’ils ne sont pas branchés high tech et hors-sol : être dans le fin fond de la montagne noire du Finistère ne les empêche pas de fonctionner en réseau», explique Philippe Spoljar.

Les raisons économiques et la pénibilité des travaux, souvent mises en avant pour expliquer le phénomène, sont aussi relativisées par les spécialistes du sujet. «Ce sont des gens qui sont habitués à vivre de façon très dure. C’est intéressant de remonter au Moyen-Age. Les paysans étaient alors capables de mourir de faim ou de mourir au travail, mais ils ne se suicidaient pas», rappelle Philippe Spoljar. «Il y a eu un regain de suicides chez les producteurs laitiers après la crise du lait de 2009. Le lien entre données économiques et suicides a donc été établi, mais il est un peu rapide. Les études que nous avons effectuées montrent qu’il y a d’autres raisons qui sont plus difficiles à appréhender et qui concernent notamment la question du rapport au métier», complète Dominique Jacques-Jouvenot, sociologue.

La «paperasserie»

Pour appréhender ces raisons, Dominique Jacques-Jouvenot a réalisé des entretiens entre 2009 et 2011 avec trois familles endeuillées. Et l’hypothèse qui ressort de cette étude est pour le moins inattendue. Tous les proches interrogés dépeignent des jeunes qui n’aimaient pas l’école, aujourd’hui démunis face à une «paperasserie» grandissante. Malgré des qualités techniques sans failles et les bonnes performances économiques de leur exploitation, ces éleveurs sont confrontés à une situation vécue comme une incompétence professionnelle, parfois insurmontable.

«On comprend ici que seuls les savoirs techniques et pratiques sont privilégiés par les jeunes en formation, qui délaissent volontiers les connaissances situées à la périphérie du métier», écrit Dominique Jacques-Jouvenot dans la conclusion de son étude. La part prépondérante que les tâches administratives ont prise sur l’exploitation depuis les vagues de mise aux normes européennes nécessite des compétences professionnelles que les acteurs n’ont pas forcément acquises au cours de leur apprentissage. Mais ce n’est plus l’heure de faire l’école buissonnière… D’où, parfois, la solution ultime. A cela s’ajoute un recours de plus en plus fréquent à la saisie numérique sur des portails divers et variés qui peuvent rebuter les plus âgés, voire les bloquer complètement.

Des contradictions internes difficiles à surmonter

Outre cette hypothèse, la profession agricole serait en proie à des contradictions croissantes et à une déconstruction de ses valeurs historiques, qui touchent individuellement les agriculteurs. Pour Philippe Spoljar, la profession serait aux prises avec un phénomène proche de l’injonction paradoxale. «Les agriculteurs sont piégés : ils se mettent dans une logique concurrentielle avec des pays contre lesquels ils n’arriveront pas à faire moins cher. Avec, qui plus est, une contradiction éthique puisque leur système nuit à l’environnement et à la santé, estime-t-il. Nous leur demandons de nourrir la planète et, d’un autre côté, nous leur reprochons de la détruire. Ces conflits et ces contradictions internes sont difficiles à surmonter. La question du lien, mais pas au sens de solidarité superficielle, au sens de construction du rapport à l’autre et à la société, est absolument déterminante dans la question du suicide

Il ajoute : «Sens du travail, rapport aux animaux, à la terre et rapport au reste de la société : les anciens paysans ont forgé et maintenu cette cohérence pendant dix mille ans. Or, en l’espace de quelques décennies, tout s’est effondré. Ils se sont transformés plus vite et plus profondément que n’importe quel autre corps de métier. Loin de la dureté imposée par le travail, c’est l’absurdité, l’impasse et l’absence d’avenir et de solutions qui les poussent au suicide

«Il y a une fuite en avant dans le travail, sans réelle remise en question des valeurs qui sont portées par la profession dans son ensemble», étaye Dominique Jacques-Jouvenot.

Pesticides : une piste à explorer

Un dernier facteur explicatif pourrait émerger, celui de l’effet des pesticides sur la santé mentale, très peu abordé dans les rapports nationaux relatifs aux suicides des agriculteurs. «Les pesticides pourraient agir indirectement sur le système nerveux, indique un rapport de l’Inserm, du nom de «Pesticides : effets sur la santé» de 2013. […] Des études récentes suggèrent que certains pesticides comme les organophosphorés, la roténone, les pyréthrinoïdes, les organochlorés ou le paraquat modifient les concentrations de sérotonine dans le cerveau, un neurotransmetteur qui joue un rôle important dans la régulation de l’humeur

Mais les données épidémiologiques à l’appui de l’hypothèse d’un lien entre l’exposition aux pesticides et le suicide restent très limitées. Une méta-analyse, réalisée en 2012 par l’Institut Oswald-Cruz (Brésil), recense tout de même douze études, publiées entre 1995 et 2011, démontrant la probabilité d’augmentation des taux de suicide dans les zones où les pesticides sont utilisés de façon intensive et dans les groupes utilisant des pesticides par rapport à ceux qui n’en utilisent pas. Par ailleurs, les estimations montrent un risque de suicide statistiquement plus élevé que le risque de dépression. Des résultats qui devraient inciter à effectuer de plus larges études prospectives.

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