Viande bovine
Le grand bras de fer pour les broutards
Sur fond de décapitalisation et de crises sanitaires, c’est toute l’Europe qui manque aujourd’hui de bovins. En face à face, exportateurs et abatteurs français se disputent des broutards de plus en plus rares.
Sur fond de décapitalisation et de crises sanitaires, c’est toute l’Europe qui manque aujourd’hui de bovins. En face à face, exportateurs et abatteurs français se disputent des broutards de plus en plus rares.


Sur fond de décapitalisation, de maladies et de décisions politiques, difficile de dire à quoi ressemblera la filière bovins viande dans deux ans, si ce n’est à un grand bras de fer entre les deux principaux débouchés des mâles, qui semblent jouer leur avenir. Dans ce combat, l’engraissement en France de jeunes bovins (JB) gagnait du terrain depuis 2022. Mais, «depuis le début de l’année 2025, la tendance semble s’inverser» en faveur de l’export de broutards vifs, constate Boris Duflot, directeur du département Économie de l’Idele (Institut de l’élevage).
«Il semble que la dynamique d’engraissement des mâles marque le pas», confirme Emmanuel Bernard, éleveur et président de la section bovine d’Interbev (interprofession). La raison de ce retournement du marché ?
L’aggravation de la pénurie de bovins, et donc de la concurrence pour les broutards français, qui a fait flamber leurs prix. Dans la course à la hausse des prix, les filières étrangères ont été plus compétitives que les françaises, puisque les cours des JB français progressaient moins vite que chez nos voisins européens.
L’issue de ce bras de fer n’est pas connue, et la bataille risque de durer et de modifier les grands équilibres de la filière. Pour rappel, ce sont plus de 3 millions de veaux de race allaitante qui naissent chaque année – et deviennent broutards après leur sevrage. Ils ont principalement deux destinations : quatre sur dix sont exportés vivants pour être engraissés hors de l’Hexagone, autant sont engraissés en France et deviennent des JB (autour de 24 mois), selon les chiffres de l’Idele.
Cette deuxième orientation a le vent en poupe depuis 2022. Une relocalisation de l’engraissement qui se fait au détriment de l’export de bovins maigres, en chute continue depuis cette date. «Entre 2021 et 2024, les exportations de broutards ont reculé de 15 %, alors que les abattages de JB n’ont pas diminué», rappelle Boris Duflot, de l’Idele.
Soutien politique et volonté de la filière
Ces dernières années, la filière «a privilégié l’engraissement et l’abattage en France», analyse l’économiste. Ce développement s’est notamment appuyé sur l’attrait de la contractualisation dans un marché morose. Plus qu’aucune autre filière, le jeune bovin offre une garantie de prix. Au deuxième semestre 2024, la part d’animaux sous contrat était au moins deux fois plus élevée chez les JB (23 % en races à viande, 28 % en JB laitiers) que chez les autres animaux, selon l’observatoire d’Interbev.
Le moteur du développement des JB est aussi politique : en 2021, Julien Denormandie, alors ministre de l’Agriculture, avait appelé à pousser cette viande dans les cantines scolaires. Peu après, dans le cadre du PSN (déclinaison française de la Pac 2023-2027), l’aide à la vache allaitante disparaissait au profit d’une subvention attribuée à l’UGB, mâle comme femelle, à partir de seize mois. Cette réforme visait à «favoriser l’engraissement et donc la valorisation des jeunes animaux sur le territoire».
Mais, faute d’incitation à conserver des vaches, «la refonte des soutiens publics a accéléré la décapitalisation», déplore Emmanuel Bernard. Aujourd’hui encore, le soutien politique à l’engraissement ne se dément pas. Le 28 mai, un rapport parlementaire appelait à «mieux cibler les aides financières pouvant inciter davantage à l’engraissement des animaux sur le sol français». Les députés Thierry Benoît (apparenté Horizons) et Christophe Barthès (RN) y soulignent que «de nombreuses parties prenantes de l’élevage, dont la FNSEA et la Coordination rurale, appellent […]
à une intensification de la politique de structuration de l’engraissement sur le sol français». Le but ? «Relocaliser la plus-value produite par cette activité», selon les députés. L’export d’animaux maigres, engraissés hors de nos frontières, est vu comme une perte de valeur ajoutée pour la filière.
Espagnols et Italiens «sont prêts à acheter cher»
Mais le marché est têtu, et il ignore les rapports. Selon un important exportateur de bovins, «les prix des broutards français sont toujours déterminés par les marchés d’export», eux-mêmes influencés par les cours des JB européens. Résultat : «Les engraisseurs français subissent ce qui se passe à l’export.» Et aujourd’hui, la balance penche du côté des broutards.
La pression est d’autant plus forte que le cheptel bovin français recule depuis une dizaine d’années. Cette décapitalisation est due au vieillissement des éleveurs et au manque d’attractivité, notamment économique. À l’automne 2024, les maladies animales (FCO et MHE), à l’origine de nombreux avortements, ont aggravé la situation. Résultat : sur les neuf premiers mois de la campagne de vêlage 2024-2025 (qui démarre en juillet), les naissances de mères allaitantes «accusent un retard de 197 000 veaux», selon une récente estimation de l’Idele (à comparer à un total de 3,13 millions de naissances allaitantes sur l’année 2024). Parmi elles, «environ 160 000 veaux manquent à l'appel à cause des maladies vectorielles», indique Michel Fénéon, président de la commission Import-export de la FFCB (commerçants en bestiaux).
Décapitalisation et crise sanitaire touchent aussi le reste de l’UE. C’est bien toute l’Europe qui manque de bovins. Dans ce contexte de pénurie, les importateurs espagnols et italiens «sont prêts à acheter cher» les broutards français, rapporte Boris Duflot – les premiers pour servir leurs marchés à l’export, les seconds pour leur consommation intérieure. Or, ces deux pays absorbent 95 % des exportations françaises de broutards. Dernièrement, Rome et Madrid ont assoupli leurs conditions sanitaires à l’import, favorisant encore les expéditions hexagonales. Résultat : «Les prix des broutards ont explosé», note Michel Fénéon, qui n’a «jamais vu une hausse comparable à celle observée depuis le début de 2025». Un exemple : début juin, la cotation du broutard charolais de 350 kg a gagné 47 % en un an (à 5,73 €/kg vif au 9 juin).
«C’est l’éleveur qui décide»
Face à ce manque persistant d’animaux, la concurrence pour les broutards s’aiguise. Pour Michel Fénéon, «les abattoirs sont devenus les nouveaux concurrents des exportateurs pour l’accès aux broutards». Les négociants – qui mettent en marché environ deux tiers des bovins français – ont pour clients aussi bien les exportateurs que les abatteurs. De son côté, M. Fénéon occupe aussi le poste de directeur administratif et financier d’Eurofeder, l’un des principaux exportateurs de broutards. «Les abatteurs se sont organisés pour acheter des bovins maigres et les engraisser, note-t-il. En 2024, ils ont mis en place environ 20 000 animaux supplémentaires par rapport à une année normale.» Comme le confirme un autre acteur de l’export, «les abatteurs – et en premier lieu Bigard – ont assumé le risque de l’engraissement pour être sûr d’avoir des animaux».
Le manque d’animaux, «c’est le premier sujet des abatteurs aujourd’hui», insiste aussi Hélène Courades, la directrice du syndicat de l’abattage-découpe Culture Viande. Elle évoque un impact «de plus en plus prégnant» sur cette industrie soumise à d’importantes charges fixes. Depuis l’alerte lancée début 2024, «on est toujours au rythme d’une fermeture d’abattoir par mois».
Pour sécuriser leur approvisionnement, les outils misent notamment sur «le développement de la contractualisation sous différentes formes», selon elle. Il s’agit «d’apporter une alternative sécurisante à l’éleveur afin d'éviter que les animaux ne quittent la cour de ferme du jour au lendemain». Mais, «finalement, c’est l’éleveur qui décide s’il va engraisser ou pas, tranche Michel Fénéon. Encore faut-il que l’engraissement lui assure un revenu suffisant.»
«Le modèle d’engraissement va devoir évoluer»
Et demain ? De l’avis général, le plein effet des maladies vectorielles n’est pas encore arrivé, et le manque d’animaux va aller en s’aggravant à partir de l’automne. Comme le résume Boris Duflot, de l’Idele, «les maladies vont se répercuter sur les disponibilités en broutards à la fin de 2025 et en 2026 et donc sur l’offre de JB en 2026-2027». «Pour ceux qui ont l’habitude de picorer (d’un fournisseur à l’autre, ndlr) et qui ne sont pas fidèles à une source d’approvisionnement, il va y avoir des mois difficiles à passer», prévient Emmanuel Bernard, d’Interbev.
Conséquence logique : «Je pense qu’on ne connaîtra plus les prix des mâles qu’on a connus, il va falloir s’habituer à de nouvelles références», prédit Sébastien Guedon, responsable commercial amont de l’OP bovine de Terrena, leader des JB dans le grand Ouest. Un point de vue communément partagé dans la filière. Or, les niveaux de prix actuels, avec des broutards pouvant dépasser les 2 000 €, contraignent les engraisseurs à investir davantage en début de cycle et à prendre plus de risques. «Sans l’action des abatteurs, je ne pense pas qu’autant d’éleveurs auraient pris le risque de rentrer des animaux», appuie notre exportateur anonyme. Bref, pour Sébastien Guedon, «le modèle d’engraissement français va devoir évoluer», en «modernisant l’organisation» ou en améliorant l’accompagnement financier. «Si on veut valoriser les animaux maigres et éviter qu’ils partent en Italie ou en Espagne, il va falloir trouver un modèle compétitif pour permettre aux abattoirs de mieux les valoriser.»
«Maintenir l’engraissement en France est un enjeu majeur pour toute la filière bovine», estime Sébastien Guedon, rappelant que «les JB sont une filière organisée et solide», construite au fil des décennies. Et de rappeler les atouts français pour cette production : «On a le support – le premier cheptel allaitant d’Europe –, un niveau génétique indéniable, des structures organisées pour accompagner l’engraissement, des abattoirs de proximité capables de valoriser les animaux, etc.» Bref, tout l’écosystème de l’élevage bovin, aujourd’hui fragilisé par la décapitalisation.
Broutards plus chers, risques plus élevés
De leur côté, les exportateurs aussi sont pénalisés par la flambée du prix des animaux : «Un camion plein de broutards qui valait 50 000 ou 60 000 € il y a trois ans peut atteindre aujourd’hui 110 000 €, rapporte Michel Fénéon. Notre encours chez les clients a doublé pour le même volume, et les assurances-crédit export ont du mal à suivre une telle augmentation.» Avec peu d’infrastructures et donc peu de charges fixes, le maillon export peut s’adapter plus facilement que les abattoirs à une baisse de volumes. Enfin, en élevage, les prix élevés constituent une puissante incitation à vendre des animaux. Sous l’impulsion du syndicalisme majoritaire, le gouvernement a mis en place une provision fiscale de 15 000 € maximum par exploitation pour compenser l’inflation ; celle-ci devient défiscalisée en cas de hausse du cheptel de vaches.
«Ce ne sont plus uniquement les abatteurs qui s’inquiètent du manque d’animaux, il y a aussi les professionnels de la restauration, les GMS…, liste Emmanuel Bernard. Tout le monde est en alerte et se pose la question.» Par exemple, Compass, l’un des leaders de la restauration collective, a annoncé fin avril avoir contractualisé 1 500 animaux par an avec Terrena, avec valorisation des carcasses entières.
Encourager à faire naître, mais comment ?
Dans la filière bovine, les cerveaux moulinent pour essayer de relancer la machine. «On ne va pas pouvoir inventer les animaux qui manquent, la seule chose à faire est de faire naître plus de veaux et de retenir les animaux nés en France», résume Emmanuel Bernard, d’Interbev. Une position partagée par Michel Fénéon : «Il faut que l’on encourage les éleveurs à faire naître plus d’animaux. Cela pourrait passer par une aide fiscale, financière, ou encore une subvention à l’engraissement.» Mais, pour le représentant des négociants, «il faudra que la filière se restructure, c’est évident». Le mouvement a d’ailleurs largement commencé.
Si la pénurie est de toutes les discussions dans la filière, les différents maillons n’ont pas encore trouvé la solution. Aucune initiative collective n’a encore abouti, et les acteurs ne semblent pas prêts à se coordonner pour se partager une ressource de plus en plus restreinte. De son côté, Emmanuel Bernard espère que la crise permettra au contraire de resserrer les liens, comme cela a été le cas il y a une quinzaine d'années, quand la filière bovine a commencé à être attaquée sous l’angle environnemental. En l’absence de consensus, «ce qui risque de se passer, c’est un report vers la viande blanche, prévient l’éleveur nivernais, car la consommation globale reste stable».
Veaux de boucherie : «effondrement» de la production aux Pays-Bas, leader européen
«Faute de mises en place suffisantes» à l’automne dernier, «les abattages de veaux étaient en forte chute aux Pays-Bas en début d’année», rapporte l’Idele dans son bulletin Tendances du 23 juin. Au premier trimestre, la production du n°1 européen s’est effondrée de 19 % en têtes (à 293 000 veaux) et de 22 % en tonnages (à 43 000 téc).
La demande reste «bien présente», ce qui a «encouragé les intégrateurs à sortir les veaux plus tôt, conduisant à une baisse spectaculaire du poids carcasse moyen», accentuant la chute en volume. Outre la décapitalisation qui affecte toute l’UE, la Hollande a été particulièrement touchée par l’épidémie de fièvre catarrhale ovine de sérotype 3 (FCO-3). Sans oublier les effets du plan gouvernemental de réduction de la production (rachats d’élevages), «avec environ 200 dossiers engagés pour le veau».
L’institut technique français constate une situation «similaire chez les principaux producteurs» en UE, avec des baisses toutefois moins prononcées (-6 % en Italie, -7 % en Belgique, en têtes).
En France, n°2 européen, les abattages des cinq premiers mois ont perdu 8 % en têtes (à 407 000 veaux) et 7 % en téc (à 59 000 téc) en un an. «À rebours de la situation néerlandaise», la filière hexagonale a privilégié des abattages plus tardifs, ce qui a permis de «limiter le recul sur la production de viande». Particularité française : alors que les cotations augmentent ou stagnent chez nos voisins, les cours hexagonaux «poursuivaient leur baisse saisonnière», probablement en raison de la relative résistance de la production et de la baisse de la consommation. Toutefois, «le veau français restait le mieux valorisé», note l’Idele (+ 73 ct€/kg de carcasse par rapport aux Pays-Bas).